Alexeï Remizov et Vassili Rozanov se rencontrèrent en 1905 ; l´amitié entre eux fut immédiate et définitive. Rozanov mourut en 1919, Remizov s´exila en 1923 - et cette même année, à Berlin, il composa Koukkha, ce «tombeau» très particulier à la mémoire de son ami. Le titre intrigue, mais le sous-titre original n´est pas non plus facile à traduire : «Lettres de Rozanov» ou «Écritures rozanoviennes» ? Il ne s´agit pas d´un échange de correspondance. Lambeaux de conversations, bribes de souvenirs, fragments de lettres, rêves, portraits, réflexions philosophico-érotiques, intermèdes scatologiques, dessins, récits de farces et autres tours pendables joués à l´entourage - ce que Remizov a rassemblé ici va du tragique au dérisoire, tout en comprenant des épisodes de franche rigolade, généralement sur le mode grivois. Nos deux joyeux drilles, le biographe et son modèle, font souvent penser à des étudiants paillards ou même à des gamins en pleine poussée d´adolescence, car Remizov, prêt à tout, selon son propre aveu, pour «flanquer la pagaille», nous en raconte de belles... Et cela a choqué ! Un critique (B. Kamenetski) écrit : «Sans les échos tragiques de ce temps qui pénètrent dans son récit, les détails oiseux et les bêtises dont s´amuse notre talentueux styliste paraîtraient blasphématoires, tout comme les amusettes verbales qu´il cisèle avec un art inutile... (...) Ce qu´il nous apprend sur Rozanov, sa sexualité et même sa physiologie passe les bornes de toute convenance et bienséance. Rozanov peut être diversement apprécié en tant qu´écrivain, mais ce qui est sûr, c´est qu´il a laissé une réputation de moralité douteuse. Par ses récits et ses histoires grivoises, Remizov ne fait pas que confirmer cette vieille réputation. En décrivant les souillures morales et même corporelles de son ami, il inspire le plus profond dégoût pour le personnage. La biographie a ses droits, mais elle ne doit pas en mésuser ; cela nuit au héros comme au biographe.» Par contre, Boris de Schloezer est émerveillé : «Je ne sais pas à quel genre littéraire appartient ce petit livre, mais je sais que nous n´avons pas eu depuis longtemps une oeuvre aussi émouvante, touchante et belle.» Il concède que le chemin choisi (fouiller dans la vie intime, raconter des anecdotes scabreuses, rapporter des détails sans intérêt) est très dangereux, mais que Remizov peut se le permettre. «De ces petits détails, souvent comiques, naïfs, qui semblent souvent inutiles, presque offensants, de ces notes (...), de ces anecdotes osées surgit l´image de Rozanov; et pas seulement la sienne, mais celle de Remizov et de leurs proches. On est plongé dans leur vie, on sent son rythme, son odeur, sa chaleur. Quel livre humain ! C´est bien là son charme particulier, émouvant : l´homme y respire. Est-ce un procédé artistique - particulièrement raffiné, puisque invisible ? Une intuition géniale ? L´un et l´autre, sans doute...» Quant aux grivoiseries et autres anecdotes au-dessous de la ceinture, Boris de Schloezer y voit «tant de naïveté, de chaleur humaine et de bien-être, c´est dit si simplement, avec des mots de tous les jours, la part de jeu est si grande et le frémissement de la vie si fort qu´on sent que tout est nécessaire et que tout est bon». Deux points de vue inconciliables; mais l´un et l´autre avaient en commun d´être contemporains des protagonistes, de les connaître personnellement ainsi que le milieu littéraire qu´ils fréquentaient ; nous avons plus d´efforts à faire.